La conspiration de la pleine conscience

https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2019/jun/14/the-mindfulness-conspiracy-capitalist-spirituality
(Ronald Purser, 14/06/2020)

Vendue comme une force susceptible de nous aider à supporter les ravages du capitalisme, la méditation de pleine conscience, focalisée sur l’intérieur de soi, pourrait bien être l’ennemi de l’activisme.

Par Ronald Purser, auteur de McMindfulness: How Mindfulness Became the New Capitalist Spirituality (McPleineConscience : Comment la pleine conscience est devenue la nouvelle spiritualité du capitalisme)

Adoubée par des célébrités comme Oprah Winfrey et Goldie Hawn, la pleine conscience s’est largement répandue. Des coachs en méditation, des moines et des neuroscientifiques sont allés à Davos en expliquer les arcanes aux PDG présents au Forum Economique Mondial. Les fondateurs du mouvement de la pleine conscience ont pris des accents d’évangélistes. En prophétisant que cette discipline hybride entre la science et la méditation « a le pouvoir de déclencher une renaissance universelle, globale, » Jon Kabat-Zinn, l’inventeur de la MBSR (Mindfulness-Based Stress Reduction, réduction du stress basée sur la pleine conscience), a des ambitions plus grandes que de terrasser le stress. La méditation de pleine conscience, proclame-t-il, « pourrait bien être la seule promesse qui permette à notre espèce et à la planète de survivre aux siècles à venir. »

Alors qu’est-ce donc que cette panacée magique ? En 2014, le magazine Time affichait en couverture la photo d’une jeune femme blonde au comble de la sérénité, au-dessus des mots « The Mindful Revolution1. » Une des illustrations accompagnant l’article reproduisait une scène emblématique de la formation standardisée à la MBSR : le fait de manger un raisin très lentement. « La capacité à se concentrer pendant quelques minutes sur un simple grain de raisin n’est pas futile si cela met en œuvre des compétences clés pour survivre et réussir au 21è siècle, » expliquait l’auteur.

Pourtant, quelque chose qui promet le succès dans une société injuste comme la nôtre, sans essayer de la changer, n’est pas révolutionnaire. Cela aide juste à tenir le coup. En fait, cela pourrait même aggraver la situation. Au lieu d’encourager à l’action radicale, la pleine conscience considère que les causes de la souffrance sont fondamentalement en nous, et non dans le cadre économique et politique qui affecte la façon dont nous vivons. Cela n’empêche pas les partisans de la pleine conscience de croire que le fait d’accorder une plus grande attention au moment présent, une attention débarrassée de tout jugement, a le pouvoir révolutionnaire de transformer le monde tout entier. C’est de la pensée magique sous stéroïdes.

Il y a sans aucun doute des aspects utiles à la pratique de la méditation de pleine conscience. Faire taire les ruminations de l’esprit aide effectivement à réduire le stress, l’anxiété chronique et de nombreuses maladies. Devenir conscient de ses propres réactions peut rendre plus calme, et potentiellement plus gentil. La plupart des promoteurs de la pleine conscience sont sympathiques et, en ayant personnellement rencontré beaucoup, y-compris les fondateurs du mouvement, je ne doute pas de leurs bonnes intentions. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est le produit qu’ils vendent et la façon dont il est emballé. La méditation de pleine conscience, c’est ni plus ni moins que de l’entraînement à la concentration. Bien qu’inspirée du bouddhisme, elle en a réséqué les enseignement éthiques ainsi que le but libérateur qui consiste à dissoudre l’attachement à une fausse perception de soi tout en cultivant la compassion à l’égard de tous les êtres.

Ce qui reste, c’est un outil d’auto-discipline déguisé en développement personnel. Les pratiquants, au lieu de se libérer, trouvent des moyens de s’adapter aux conditions mêmes qui sont à la source de leurs problèmes. Un mouvement véritablement révolutionnaire chercherait à renverser ce système dysfonctionnel, mais la pleine conscience ne sert qu’à en renforcer la logique propre. L’ordre néolibéral s’est imposé insidieusement au cours des dernières décennies, creusant les inégalités au profit de la richesse des entreprises. On attend des gens qu’ils s’adaptent aux attentes du système. Le stress est devenu pathologique, privatisé, et la charge de sa gestion incombe aux individus. C’est là que les marchands de pleine conscience accourent en sauveurs.

Cela ne signifie en aucun cas que la méditation de pleine conscience devrait être interdite, ou que ceux qui trouvent un bienfait à sa pratique se bercent d’illusions. Diminuer la souffrance est un but noble qui doit être encouragé. Mais pour le faire efficacement, les enseignants de méditation de pleine conscience doivent admettre que le stress individuel peut aussi avoir des causes sociétales. En laissant de côté de la souffrance collective, et le changement systémique qui pourrait la combattre, ils amputent la pleine conscience de son véritable potentiel révolutionnaire, en la réduisant à une pratique banale qui maintient les individus centrés sur eux-mêmes.

Le message fondamental du mouvement de pleine conscience, c’est que la cause sous-jacente d’insatisfaction et de détresse est dans notre tête. En perdant de vue ce qui se passe à chaque instant, on se perd dans le regret d’instants passés et dans la peur d’instants à venir, et c’est ce qui nous rend malheureux. Kabat-Zinn, considéré comme le père de la pleine conscience moderne, appelle cela une « maladie de la pensée ». Apprendre à se concentrer permet d’atténuer le bruit des pensées circulaires. C’est ce qui fait dire à Kabat-Zinn que « la société tout entière est atteinte de troubles majeurs de déficit de l’attention ». Les autres sources de malaise culturel ne sont pas abordées. Dans le livre de Kabat-Zinn, L’éveil des sens – vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience, le mot « capitaliste » n’apparaît qu’une seule fois, dans une anecdote au sujet d’un inventeur stressé qui affirme : « Nous souffrons tous de TDA ».

Les promoteurs de la pleine conscience, peut-être involontairement, favorisent le statu quo. Plutôt que de discuter comment l’attention est monétisée et manipulée par des multinationales comme Google, Facebook, Twitter et Apple, ils circonscrivent la crise dans nos esprits. Ce n’est pas la nature du système capitaliste qui est fondamentalement problématique. Ce sont les individus qui échouent à faire preuve de pleine conscience et de résilience dans une économie précaire et incertaine. Ils nous vendent alors des solutions pour faire de nous des capitalistes plein-conscients et satisfaits.

En pratiquant la pleine conscience, on parvient à la liberté individuelle grâce à une « pure conscience2 » en se maintenant à l’écart des influences externes corruptrices. Il suffit de fermer les yeux et de se concentrer sur sa respiration. C’est le cœur de la soi-disant révolution : le monde change tout doucement, chaque fois qu’un individu se convertit à la pleine conscience. Cette philosophie politique se rapproche étrangement de la doctrine de « conservatisme de compassion » prônée par George W. Bush3. Cloîtrée dans la sphère privée, la pleine conscience devient une religion du soi. L’idée de la sphère publique s’érode, et les éventuels effets de ruissellement de compassion sont fortuits. Il en résulte, comme le note la politologue Wendy Brown que « le corps politique cesse d’être un corps et se limite à un groupe d’entrepreneurs et de consommateurs individuels4« .

Le mouvement de pleine conscience, comme la psychologie positive et, plus largement, l’industrie du bonheur, a dépolitisé le stress. Si le fait d’être au chômage, de devoir résilier notre assurance santé ou de voir nos enfants s’endetter pour financer leurs études nous rend malheureux, il est de notre responsabilité d’apprendre à être plein-conscients. Kabat-Zinnn assure que « le bonheur est un travail intérieur » qui demande simplement que nous soyons présents au moment présent, en pleine conscience, et dans une posture volontaire de non-jugement. Un autre avocat bien connu des pratiques de méditation, le neuroscientifique Richard Davidson, prétend que « le bien-être est une compétence » que l’on peut développer, de la même manière qu’on fait de la musculation au gymnase. La prétendue révolution de la pleine conscience accepte docilement la dictature du marché. Guidée par un ethos thérapeutique qui vise à améliorer la résilience mentale et émotionnelle des individus, elle endosse les assomptions néolibérales selon lesquelles chacun est libre de choisir ses réponses, de gérer ses émotions négatives et de « s’épanouir » via diverses méthodes visant à développer la capacité à prendre soin de soi5. En s’inscrivant dans un tel paradigme, la plupart des enseignants de pleine conscience font abstraction d’un arsenal critique qui recherche les causes de la souffrance dans les structures de pouvoir et le système économique de la société capitaliste.

L’expression « McMindfulness » a été inventée par Miles Neale, psychothérapeute et enseignant de Bouddhisme, qui parle d’une « frénésie alimentaire de pratiques spirituelles qui apporte une nutrition immédiate et non une subsistance à long terme ». L’engouement actuel pour la pleine conscience est comparable à l’essor commercial de McDonald’s. Le fondateur de McDonald’s, Ray Kroc, a inventé l’industrie du fast food. Très tôt, alors qu’il vendait des milkshakes, Kroc a compris l’intérêt de développer, sous forme de franchise, une chaîne de restaurants basée à San Bernardino, Californie. Il a proposé aux frères McDonald’s d’agir en leur nom en tant que franchiseur. Très vite, il a pu racheter leurs parts, et il a transformé la chaîne en empire mondial. Kabat-Zinn, adepte de méditation, a eu une vision depuis sa retraite : ne serait-il pas possible d’adapter les enseignements et les pratiques bouddhistes pour aider les patients hospitalisés à supporter la douleur physique, le stress et l’anxiété ? Le coup de génie est d’avoir fait de la pleine conscience une spiritualité sécularisée.

Kroc a saisi sa chance en fournissant à des Américains très actifs de la nourriture uniformisée grâce à l’automatisation, la standardisation et la discipline. Kabat-Zinn a compris l’opportunité de donner à des Américains stressés un accès facile à la méditation de pleine conscience via un cours en 8 semaines dispensé de façon homogène grâce à un programme standardisé. Les enseignants de pleine conscience obtiennent leur certification au Centre pour la Pleine Conscience, fondé et géré par Kabat-Zinn, basé à Worcester, Massachusetts. En ciblant de nouveaux marchés, comme les entreprises, les services publics, l’armée. En imaginant d’autres formes d’interventions basées sur la pleine conscience (MBI6), Kabat-Zinn a continué d’étendre sa base.

Les deux entrepreneurs ont fait en sorte que leurs produits ne varient pas en qualité ou en contenu. Les hamburgers et les frites de McDonald’s sont les mêmes qu’on les mange à Dubai ou à Dubuque. De la même manière, il y a peu de variation dans le contenu, la structure et les programmes d’enseignement de pleine conscience à travers le monde.

La pleine conscience a été survendue et marchandisée7, réduite à une technique adaptable à n’importe quelle utilisation. On peut s’en servir pour aider les enfants des centre-villes à retrouver un temps d’apaisement, pour améliorer l’acuité des traders, ou pour réduire le stress des pilotes de drones militaires. Sans compas moral ni engagement éthique, détachée d’une vision du bien commun, la marchandisation de la pleine conscience en ancre l’ethos dans le marché.

Ceci est dû au fait que les promoteurs de la pleine conscience estiment que la pratique est apolitique, et que par conséquent le refus du regard moral et la réticence à considérer une vision du bien commun sont interconnectés. Ils présument simplement que le comportement éthique émerge « naturellement » de la pratique et de la façon dont l’enseignant « incarne » une sorte de bonté à la voix douce, ou bien par hasard, au cours du processus de découverte de soi. Cependant, l’idée que des changements éthiques majeurs peuvent découler du fait de « porter son attention sur le moment présent, sans jugement » présente des failles patentes. Mettre l’accent sur une « attention8 non-jugeante » revient à demander au pratiquant de désactiver son sens moral.

Dans Selling spirituality : the silent takeover of religion9, Jeremy Carrette et Richard King avancent que les traditions de sagesse asiatique sont soumises à la colonisation et à la marchandisation depuis le 18è siècle, converties en une forme de spiritualité hautement individualiste, parfaitement accommodées aux valeurs culturelles dominantes, et qui ne requièrent pas de changement radical de mode de vie. La spiritualité ainsi individualisée s’accorde clairement à l’agenda néolibéral de la privatisation, tout particulièrement lorsqu’elle est masquée derrière un langage aussi ambigu que celui de la pleine conscience. Les forces mercantiles exploitent d’ores et déjà l’inertie du mouvement de pleine conscience, en lui assignant des buts de plus en plus limités à la sphère individuelle.

Il est facile de s’approprier la pleine conscience et de la réduire simplement à « l’apaisement des sentiments d’anxiété et d’inquiétude au niveau individuel, plutôt qu’à la mise au défi des inégalités sociales, politiques et économiques qui causent cette détresse », notent Carrette et King. Cependant, le fait de s’engager dans une forme de pleine conscience ainsi privatisée et psychologisée est en soi politique. Elle vise, sous un prétexte thérapeutique, à optimiser les individus pour les rendre « mentalement aptes », sensibles et résilients de sorte qu’ils puissent continuer à fonctionner dans le système. Une telle capitulation ressemble plus à une reddition silencieuse qu’à une révolution.

La pleine conscience se positionne comme une force capable d’aider les individus à supporter les influences néfastes du capitalisme. Mais son potentiel de transformation sociale et politique est neutralisé par la facilité avec laquelle le marché assimile ses propositions. Les meneurs du mouvement croient qu’il est possible de réconcilier capitalisme et spiritualité ; ils pensent pouvoir soulager le stress des individus sans en rechercher les causes profondes.

Une approche véritablement révolutionnaire de la pleine conscience doit remettre en question le sentiment occidental que le bonheur est un dû, détaché de toute considération éthique. En effet, les programmes de pleine conscience ne demandent pas aux cadres d’interroger la façon dont leurs décisions managériales et les politiques d’entreprise institutionnalisent la cupidité, la mauvaise volonté et l’aveuglement. À l’inverse, on leur vend une technique pour les dé-stresser, les rendre plus productifs, plus affutés, leur permettre de survivre à des semaines de 80h. Ils peuvent méditer tant qu’ils veulent, c’est comme de l’aspirine sur un mal de tête : la douleur partie, les affaires reprennent. Les individus sont peut-être plus gentils, ils cherchent toujours à maximiser les profits pour leur entreprise.

Si la pleine conscience ne fait qu’aider les gens à supporter les conditions toxiques qui causent leur stress, ne serait-il pas envisageable de viser plus haut ? Devons-nous nous réjouir de ce que cette perversion aide les individus à « s’auto-exploiter » ? Voici le cœur du problème. En internalisant la priorité donnée à la pratique de la pleine conscience, on internalise d’autres injonctions qui vont des exigences de l’entreprise aux structures de domination dans la société. Peut-être, pire encore, en arrive-t-on à confondre cette position de soumission avec la liberté. En effet, la pleine conscience abuse d’un double-langage sur la liberté : elle met en avant des « libertés » auto-centrées, sans accorder la moindre attention aux responsabilités civiques, et encore moins à une forme de pleine conscience collective qui chercherait une liberté authentique dans une société coopérative et juste.

Evidemment, il est bien plus facile de vendre des outils de réduction du stress et d’augmentation du bien-être que des questionnements sérieux sur l’injustice, l’inégalité et les dégats environnementaux. Mon second implique de défier l’ordre social, tandis que mon premier se contente de croire aux promesses de la pleine conscience : meilleure concentration, meilleures performances au travail, à l’école et même… au lit. La pleine conscience est à la fois packagée comme une technique de psychothérapie innovante et marketée comme du développement personnel. Cette stratégie de marque met l’accent sur le caractère privé des pratiques spirituelles. Une fois privatisées, ces pratiques sont récupérées à des fins de contrôle social, économique et politique.

Plutôt qu’un moyen d’éveil pour sensibiliser les individus et les organisations aux racines malsaines de la cupidité, de la mauvaise volonté et de l’aveuglement, la pleine conscience est remodelée en une technique banale de développement personnnel qui en réalité contribue à consolider ces racines.

L’industrie de la pleine conscience pèserait quelques 4 milliards de dollars. Sur Amazon, plus de 60000 livres présentent une variante de « pleine conscience » dans leur titre : parent en pleine conscience, s’alimenter en pleine conscience, enseigner en pleine conscience, thérapie de pleine conscience, leadership de pleine conscience, finance de pleine conscience, nation de pleine conscience, avoir un chien en pleine conscience, pour n’en citer que quelques-uns. Il y aussi le livre de coloriage de pleine conscience, qui constitue un sous-genre dont le succès commercial n’est plus à démontrer. En plus des livres, il y a des ateliers, des cours en ligne, des magazines, des documentaires, les applications pour smartphone, les cloches, les coussins, les bracelets, les cosmétiques et autres produits de parapharmacie, ainsi qu’un réseau florissant et lucratif de conférences. Les programmes de pleine conscience ont pénétré les écoles, Wall Street et la Silicon Valley, les multinationales, les cabinets d’avocat, les agences gouvernementales, et jusqu’à l’armée des Etats-Unis.

L’accueil chaleureux réservé par la culture populaire à la pleine conscience s’explique par son habillage marketing. Elle trouve parfaitement sa place sur le lieu de travail, si bien que la seule véritable menace qu’elle fait peser sur le statu quo est de permettre aux employés de devenir meilleurs à la course de rats. Le consensus néolibéral prétend qu’il faut laisser carte blanche aux riches et aux puissants pour accumuler toujours plus de richesse et de pouvoir. Il n’est donc pas surprenant que les marchands de pleine conscience qui souscrivent à la logique du marché rencontrent un tel succès auprès des PDG qui se retrouvent à Davos, où Kabat-Zinn n’a aucun scrupule à prêcher l’évangile des avantages compétitifs que confère la pratique de la pleine conscience.

Ces dernières décennies, le néolibéralisme s’est affranchi de ses racines conservatrices. Ce courant a détourné le débat public au point que même des progressistes affirmés, comme Kabat-Zinn, pensent en termes néolibéraux. Les valeurs mercantiles ont envahi tous les aspects de la vie humaine, et déterminent la façon dont la plupart d’entre nous interprètent et habitent le monde.

La définition la plus simple du néolibéralisme est sans doute celle du sociologue français Pierre Bourdieu : « un programme destiné à éliminer toute structure collective susceptible d’entraver la pure logique du marché ». Nous sommes globalement conditionnés à penser qu’une société basée sur les lois du marché fournit à chacun des opportunités nombreuses (voire égales) pour augmenter la valeur de notre « capital humain » et notre estime de soi. Et qu’afin de réaliser pleinement notre liberté et notre potentiel, il nous faut maximiser notre bien-être, notre liberté, notre bonheur en gérant habilement nos ressources internes.

En plaçant la compétition au centre, l’idéologie néolibérale considère que toutes les décisions concernant le fonctionnement de la société doivent être régulées par le marché, le mécanisme le plus efficace pour permettre aux compétiteurs de maximiser leur propre bien. Les autres acteurs sociaux, à savoir l’état, les associations de bénévoles, etc. ne sont que des obstacles au bon fonctionnement du marché.

Pour un acteur de la société néolibérale, la pleine conscience est une compétence à développer, ou une ressource à utiliser. Une fois maîtrisée, elle aide à naviguer parmi les courants incertains de l’océan capitaliste, en maintenant l’attention « centrée sur le présent, dans le non-jugement », et permet de faire face au stress et à l’anxiété inévitablement générés par la compétition. La pleine conscience concourt à maximiser le bien-être personnel.

Peut-être cela permet-il de mieux dormir la nuit. Mais les conséquences pour la société sont potentiellement graves. Le philosophe slovène Slavoj Žižek qui a analysé ce phénomène estime que la pleine conscience « se pose comme l’idéologie hégémonique du capitalisme global », en aidant les gens « à participer pleinement à la dynamique capitaliste tout en conservant une apparence de santé mentale ».

Parce qu’elle détourne notre attention des structures sociales et des conditions matérielles dans une culture capitaliste, la pleine conscience est facilement récupérée. Des célébrités l’adoubent et l’adoptent, tandis que des compagnies californiennes comme Google, Facebook, Twitter, Apple et Zynga en font un élément de plus-value dans leur image de marque. L’ancien gourou maison de pleine conscience de Google, Chade-Meng Tan, portait le titre de Jolly Good Fellow10. Search Inside Yourself11, conseillait-il à ses collègues et lecteurs. Car c’est là, et non dans la culture entrepreneuriale, que se trouve la source de vos problèmes.

La rhétorique de la « maîtrise de soi », de la « résilience » et du « bonheur » présume que le bien-être n’est qu’une question de compétence à développer. Les pom-pom girls de la pleine conscience sont particulièrement friands de ce genre de tropisme, prétendant qu’on peut entraîner son cerveau au bonheur, comme on fait de la musculation. Le bonheur, la liberté, le bien-être deviennent le résultat de l’effort individuel. Il est possible de développer de telles « compétences » indépendamment des facteurs extérieurs, de nos relations, des conditions sociales. Sous le discours thérapeutiques, la pleine conscience reformule subtilement les problèmes en termes de conséquences de choix personnels. Les difficultés personnelles ne sont jamais attribuées à des conditions politiques ou socio-économiques, mais sont au contraire toujours de nature psychologique, et diagnostiqués comme des troubles. C’est pourquoi la société a besoin de thérapie, et non d’un changement radical. Et c’est sans doute pourquoi les initiatives de pleine conscience séduisent tant les décideurs politiques. Les problèmes sociétaux qui plongent leurs racines dans les inégalités, le racisme, la pauvreté, l’addiction, la santé mentale fragilisée, peuvent être traduits en termes de psychologie individuelle, qu’on peut traiter par une aide thérapeutique. En allant jusqu’à attendre de sujets vulnérables qu’ils se prodiguent eux-mêmes la thérapie.

La clef de voûte idéologique du néolibéralisme est l’individualisation de tous les phénomènes sociaux, qui lui permet notamment de diviser les gens en deux catégories : les winners et les losers. Puisque l’individu autonome (et libre) est le point de focale primaire de la société, le changement social est atteint non pas par la protestation politique, les actions collectives et organisées, mais par le libre marché et les actions atomisées des individus. Tout effort visant à changer cet état de fait par des structures collectives est généralement gênant pour l’ordre néolibéral, et par conséquent découragé.

Le recyclage en est un exemple éclairant. Le véritable problème est la production massive de plastiques par des grandes entreprises, et le commerce de masse qui en est fait. Dans le même temps, on laisse entendre aux consommateurs que c’est leur consommation de plastiques et le gaspillage qui posent problème. La solution serait alors de modifier leurs comportements. Mais un essai publié récemment dans Scientific American ironise : « Recycler le plastique pour sauver la Terre équivaut à planter un clou pour empêcher un gratte-ciel de s’effondrer ». Ainsi, la doctrine néolibérale de la responsabilité individuelle, par un tour de passe-passe, détourne l’attention du véritable enjeu. Ce n’est pas nouveau. Dans les années 1950, la campagne de sensibilisation « Keep America Beautiful » exhortait les individus à ramasser leurs déchets. Le projet était financé par Coca-Cola, Anheuser-Busch12 et Philip Morris, en partenariat avec le service public de communication (Ad Council), qui a inventé le terme « litterbug13 » pour jeter l’anathème sur les contrevenants. Vingt ans plus tard, une publicité célèbre mettait en scène un Amérindien en larmes à la vue d’un automobiliste qui jetait des déchets par la fenêtre. Le slogan : « Les gens créent la pollution. Ils peuvent y mettre fin ». L’essai de Matt Wilkins dans Scientific American décode ces charades.

En apparence, ces tentatives semblent bien attentionnées, mais elles dissimulent le véritable problème, à savoir le rôle que jouent les grandes entreprises pollueuses dans la problématique du plastique. C’est ce subterfuge adroit qui a amené la journaliste et auteur Heather Rogers à décrire la campagne « Keep America Beautiful » comme la première tentative de greenwashing, dans la mesure où il a contribué à focaliser l’attention du public sur le recyclage du plastique et à bloquer la législation qui aurait pu augmenter la responsabilité des fabricants dans la gestion des déchets.

Et c’est le même mesage, répété ad nauseam, que l’on nous vend : l’action individuelle est le seul moyen de résoudre les problème sociaux, c’est pourquoi nous devons nous sentir responsables. Nous sommes piégés dans une transe néolibérale par ce que le spécialiste des sciences de l’éducation Henry Giroux appelle une « machine à désimaginer14« , qui étouffe toute pensée critique radicale. Nous sommes condamnés à regarder en nous et à nous maîtriser. La désimagination nous conduit à abandonner toute créativité et toute forme d’exploration de nouvelles possibilités. Au lieu de chercher à démanteler le capitalisme, ou à contenir ses excès, nous devons en accepter les demandes et nous auto-discipliner pour être plus efficaces sur le marché. Pour changer le monde, nous sommes invités à travailler sur nous-mêmes, à changer notre façon de penser par la pleine conscience, le non-jugement et l’acceptation des circonstances.

La source des problèmes des gens serait à rechercher dans leur tête, voilà un des piliers de la pleine conscience néolibérale. Ceci est accentué par une approche pathologique et médicalisée du stress, qui nécessiterait un remède et un traitement expert, sous la forme d’interventions de pleine conscience. Le message idéologique est que si l’on ne peut agir sur les circonstances à l’origine de la détresse, on peut changer la façon dont on réagit aux circonstances. Dans une certaine mesure, cela peut s’avérer utile, puisque bien des facteurs échappent à notre contrôle. Mais renoncer à toute velléité de réforme semble excessif. Les pratiques de pleine conscience ne permettent pas la critique ou le débat sur ce qui pourrait être injuste, culturellement toxique ou destructeur de l’environnement. Au contraire, l’injonction de la pleine conscience, à « accepter les choses telles qu’elles sont » tout en pratiquant « une attention non-jugeante au moment présent » agit comme un anesthésiant social qui favorise le statu quo.

Dans ce qui se rapproche le plus d’une vision de changement social, le mouvement de pleine conscience délivre une promesse « d’épanouissement humain » (c’est aussi le cri de ralliement de la psychologie positive). Cependant, cette vision reste individualisée et dépend d’un choix personnel de devenir plus plein-conscient. Les pratiquants de pleine conscience ne partagent sans doute pas le programme politique du néolibéralisme, mais le risque est qu’ils se retirent dans leurs propres sphères privés et leurs identités particulières. Et c’est précisément là que le néolibéralisme entend qu’ils restent.

La pratique de la pleine conscience s’inscrit dans ce que Jennifer Silva appelle « l’économie de l’humeur ». Dans Coming Up Short: Working-Class Adulthood in an Age of Uncertainty15, Silva explique que, comme la privatisation du risque, l’économie de l’humeur rend « les individus seuls responsables de leurs destinées émotionnelles ». Dans une telle économie politique de l’affect, les humeurs sont régulées comme un moyen d’améliorer son « capital émotionnel ». Chez Google, le programme de pleine conscience Search Inside Yourself met en avant l’intelligence émotionnelle (EI). Les ingénieurs Google sont incités à prendre part au programme, essentiel à leur carrière, avec des arguments quasiment commerciaux : grâce à la pratique de la pleine conscience, la gestion des émotions génère une plus-value comparable à l’acquisition d’un capital. L’économie de l’humeur exige une capacité à faire face aux contretemps, à rester productif dans un contexte de précarité économique. Comme la psychologie positive, le mouvement de la pleine conscience a fusionné avec la « science du bonheur ». Une fois emballé, il peut être vendu comme une technique d’optimisation de sa vie personnelle, une technique qui éloigne les individus des sphères sociales.

Toutes les promesses de la pleine conscience entrent en résonance avec ce que Lauren Berlant, théoricienne culturelle à l’Université de Chicago, appelle « l’optimisme cruel », un attribut caractéristique du néolibéralisme. Il est cruel d’inciter des individus à investir émotionnellement dans des objectifs qui sont de l’ordre du fantasme. On nous dit qu’il suffit de pratiquer la pleine conscience et de mettre de l’ordre dans nos vies pour trouver le bonheur et la sécurité. Ce qui implique que l’accès à un emploi stable, à la propriété immmobilière, à la mobilité sociale et aux opportunités de carrière vont en découler naturellement. On nous promet aussi qu’on peut atteindre la maîtrise de soi, contrôler son esprit et ses émotions de façon à prospérer et à s’épanouir parmi les aléas du capitalisme. Joshua Eisen, auteur de Mindful Calculations16, précise : « Comme le chou kale, les baies acai, l’abonnement à la salle de gym, les compléments alimentaires et les autres résolutions du nouvel an, la pleine conscience répond à un profond désir de changement, mais qui se base sur la réaffirmation fondamentale des fantasmes néolibéraux du self-control et d’une totale liberté d’action ». Il suffit de s’asseoir en silence, surveiller sa respiration et attendre. C’est doublement cruel, parce que les aspirations normatives à une « bonne vie » s’effritent déjà sous les coups du néolibéralisme et que se concentrer individuellement sur ses sentiments ne fait qu’empirer les choses. En négligeant les vulnérabilités partagées et l’interdépendance, on détruit les outils par lesquels on pourrait se protéger collectivement. Et on s’accroche, malgré leur vacuité, à des fantasmes de nourriture spirituelle.

La pleine conscience n’est pas intrinsèquement cruelle. Elle ne devient cruelle que lorsqu’elle est fétichisée et rattachée à des promesses surfaites. C’est alors, comme le fait remarquer Berlant, que « l’objet auquel on s’attache éclipse activement le but qui nous a attiré vers lui en premier lieu ». La cruauté réside dans le fait de favoriser le statu quo tout en déployant le langage de la transformation. C’est ainsi que la pleine conscience néolibérale promeut une vision individualiste de l’épanouissement humain : en nous incitant à accepter les choses telles qu’elles sont, à endurer en pleine conscience les ravages du capitalisme.

Remarques du traducteur

Le traducteur s’est efforcé de respecter le ton de l’auteur : les articles de fond de la presse anglo-saxonne peuvent surprendre le lecteur français. D’autant que son raisonnement finit par tourner un peu en rond, comme souvent chez les penseurs anglo-saxons, qui veulent tellement enfoncer le clou qu’ils en esquintent le mur… (En même temps, dans son cas, il joue en terrain hostile, il est obligé d’insister).

Par ailleurs, le traducteur ne partage pas tous les points de vue de l’auteur, dont certaines citations – parce que non sourcées – semblent douteuses. La critique émise par l’auteur porte finalement moins sur la MBSR elle-même que sur le néolibéralisme et sa capacité à s’immiscer partout et à faire dévier le compas éthique de toute initiative hétérodoxe. Cette critique vaut d’ailleurs dans bien d’autres domaines : du développement personnel (que mentionne l’auteur) à des projets comme Humanitude ou Carpe Diem, qui tombent dans le mercantilisme en vendant (très cher) les formations à leurs techniques (qui relèvent souvent, à bien y regarder, du simple bon sens). Sur la question de la responsabilité individuelle, il ne s’agirait pas non plus de dédouaner les individus : si on génère des déchets plastisques et que des petits enfants chinois triment dans des usines qui fabriquent mille trucs inutiles, c’est bien que des gens les achètent, le plus souvent non par besoin, mais pour satisfaire des pulsions consuméristes qui reposent sur le circuit de la récompense, comme des souris cocaïnomanes. Mais pour en prendre pleinement conscience, il ne suffit sans doute pas de méditer, mais d’acquérir le savoir, les compétences et la discipline qui permettent de se soustraire à cette entreprise de conditionnement à grande échelle.

Néanmoins, la mise en perspective que propose l’auteur, et les auteurs qu’il convoque, apportent un éclairage presque salutaire à l’heure où le néolibéralisme a, de fait, pénétré et perverti toute alternative socio-économico-politique.

La traduction conventionnelle de « Mindfulness » est « Méditation de Pleine Conscience. » Ce choix est, pour le traducteur, discutable, car il facilite une certaine confusion entre le mouvement des adeptes de la pleine conscience et la pratique de la méditation de pleine conscience. Comment par ailleurs rendre compte de la nuance entre aware et mindful ? Cela donnera parfois lieu ici à quelques interprétations arbitraires ou autres originalités syntaxiques (notamment l’adjectif plein-conscient pour traduire mindful), dont le lecteur indulgent ne lui tiendra pas rigueur.

Le traducteur se réserve le droit de ne pas traduire certaines expressions passées dans le langage courant français, voire de traduire certaines expressions anglaises par une autre expression anglaise, compréhensible par le franchouillard moyen.

Pour les ouvrages cités et non traduits en français, une proposition de traduction est indiquée en note de bas de page, mais les extraits sont traduits dans le corps de l’article. Toutes les autres notes sont du traducteur et n’engagent que lui.

Notes

1 La Révolution de la Pleine Conscience

2 pure awareness

3 compassionate conservatism ; le traducteur est le premier surpris que George W. Bush ait développé quelque doctrine que ce soit…
Pour les lecteurs curieux : https://www.bushcenter.org/catalyst/opportunity-road/george-w-bush-on-compassionate-conservatism.html

4 Le traducteur se demande si le corps politique invoqué par l’auteur et Wendy Brown n’est pas déjà une illusion créée de longue date pour canaliser et réguler les volontés individuelles (⇒ homo homini lupus vs homo homini ovis ?)

5 périphrase (lourdingue) pour l’expression self-care ; en lien avec l’injonction à l’autonomie. « Tu veux être autonome ? » me demanda la société, « alors démerde-toi. »

6 MBI : Mindfulness-Based Interventions

7 oversold and commodified : concepts du lexique boursier (donc déjà bidon en soi ?)

8 awareness

9 Spiritualité à vendre : la confiscation silencieuse de la religion

10 Joyeux Drille

11 Cherchez au fond de vous-même ; le lecteur averti aura noté le jeu de mots sur le fait que le cœur de métier de Google est le Search Engine, le moteur de recherche…

12 3è producteur de bière mondial

13 littéralement « cafard de déchet »

14 disimagination machine

15 Bientôt sur vos écrans : devenir adulte dans la classe ouvrière à l’ère de l’incertitude

16 Calculs de pleine conscience (calculations a le double sens de « calculs » et de « manigances »)