Variations éthiques autour de « Je est un autre »

Un petit texte pour me moquer gentiment d’une forme littéraire qu’on retrouve aux marges des publications académiques en sciences humaines et sociales et qui, de là, ruisselle sur les formations sanitaires et sociales. Une sorte de glose qui fait bien, mais qui ne dit pas grand-chose…

Dans une lettre adressée à son professeur Izambard en mai 1871, le jeune Arthur Rimbaud écrit en lettres de feu, au firmament de la poésie et de la philosophie : « Je est un autre. »
En quatre mots, il nous confronte – collectivement – au mystère de l’Être et – individuellement – au mystère de notre être propre.

Adoptons avec le poète ce « je » qui est chacun d’entre nous.

Cet axiome me renvoie d’abord à ma propre altérité : qui est cet autre qui dit « je » ? Un ami, un étranger, un ennemi ? Y a-t-il plusieurs autres, et combien sont-ils alors ? Ce syntagme m’invite à faire connaissance avec cet autre, ces autres (sans pour autant me dire comment), avec la multiplicité de mon être, conférant ainsi une résonnance quantique à l’injonction socratique : « connais-toi toi-même. » Il m’oblige à prendre conscience de ma propre dissociation psychique, plus ou moins pathologique, visible, handicapante. Il m’ancre également dans le présent, inéluctablement. Je n’existe que dans le présent. Je ne suis plus la même personne que j’étais hier et je ne suis pas encore celle que je serai demain, prisonnier d’un carcan diachronique qui veut que le « je » qui termine ce paragraphe est autre, n’est pas le même, que celui qui l’a commencé !

Jouons à notre tour avec les mots, Arthur ne nous en tiendra pas rigueur, et essayons de retourner la proposition : « l’autre est un je. » Je regarde l’autre, et je vois mon reflet. C’est la définition même du respect, regarder l’autre comme je me regarde moi-même. Reconnaître dans l’autre la dignité qui fait de lui une personne au même titre que moi. Entrer dans une relation paritaire de personne à personne. Sans oublier toutefois que personne vient de persona qui désigne le masque que portaient les acteurs dans le théâtre antique : car cet autre qui est je est aussi nécessairement un autre… Peut-être que la rencontre véritable consiste simplement à tomber les masques ?

Poussons le jeu (le « je » ?) un peu plus loin : « l’autre est un jeu. » Nous mettons le doigt sur la dimension ludique, heureuse, de la relation, de la rencontre véritable. Connaître l’autre (même, et peut-être surtout, quand cet autre est « je »), connaître l’autre, c’est le plaisir de jouer ensemble (de jouir ensemble, pourquoi pas ?), parfois sur le mode de l’affrontement, parfois sur le mode de la collaboration, pour construire, pour explorer, ou simplement pour jouir ensemble d’un présent partagé où coexistent nos « je ». Et puisque le jeu est un mode d’apprentissage privilégié dans le règne animal, notamment chez les mammifères, jouer ensemble, c’est apprendre ensemble : en faisant connaissance avec l’autre, par le jeu, je fais connaissance avec moi-même. Et puisqu’il faut que les masques tombent : c’est en me dé-couvrant que je découvre l’autre. Cet autre qui est je.

Poitiers, Novembre 2020