Ressusciter Abel…

Il y a quelques mois, je me décidais enfin à sauter le pas et à me lancer sur les routes, à bicyclette, avec mon chat et ma remorque, pour un premier voyage au long cours. Non pas un voyage touristique, mais une migration pour raison professionnelle, adoptant ainsi un mode de vie semi-nomade.

Et comme tu peux le constater, je roule en chat-guar !


Il m’aura fallu découvrir et digérer la pensée de Philippe Descola, essentiellement à travers ses cours au Collège de France, pour cesser de refouler une pulsion qui m’excitait l’inconscient depuis l’adolescence, et en faire la fondation d’une pensée et le moteur d’une action qui allait impacter en profondeur mon mode de vie. Ce ne sont pas tant les travaux de Descola sur les quatre ontologies et sa remise en question de la dichotomie entre nature et culture1 (qui sous-tend la pensée occidentale depuis l’Antiquité) que ses cours sur les cosmopolitiques de la territorialité qui ont motivé mon passage à l’acte.

Entendons-nous bien, la mise en évidence et la description des quatre ontologies est tout à fait révolutionnaire, et encore trop méconnue. Je te recommande, pour entrer dans cette pensée foisonnante et déstabilisante, les ouvrages d’Alessandro Pignocchi, à commencer par son blog Puntish, et son Petit traité d’écologie sauvage2.

En plus d’être hilarants, ses petits contes graphiques, magnifiquement illustrés à l’aquarelle, mettent en lumière la dimension politique (au sens noble) de ces concepts.

Bref, dans son cours sur les Usages de la Terre et les cosmopolitiques de la territorialité, Descola décrit les modes de vie nomades et semi-nomades et, partant, des rapports au monde et au territoire qui m’ont paru bien plus raisonnables, et surtout bien plus séduisants, que notre rapport capitalo-consumériste à l’objet nature qu’on a fabriqué pour pouvoir l’exploiter et/ou la protéger sans trop se poser de questions. C’est ce rapport au monde que Descola appelle l’ontologie naturaliste. (Oui, je schématise, je peux pas résumer 20 ans de cours comme ça ; si tu veux du dur, t’as les liens !)

Du voyage néo-colonial

J’ai la chance d’avoir beaucoup voyagé, un peu partout en Europe, au Québec, aux US, en Chine, mais avec le recul, ça reste du tourisme en mode colon. Même en back-packing, en sortant des sentiers battus, en rando, auberge de jeunesse, camping, auto-stop, on reste le plus souvent les clients d’une industrie du loisir qui n’est finalement qu’une extension de la société du spectacle3. Ça n’empêche pas de faire de belles rencontres, de vivre de chouettes aventures et de se former la jeunesse, mais ça tourne un peu en rond dans le bocal de l’ontologie naturaliste.

Sur un plan spirituel, ayant reçu une éducation chrétienne (enfin, surtout catholique : c’est pas toujours la même chose…), j’ai toujours été gêné aux entournures par l’histoire du péché originel. Tu sais, Adam, Eve, le serpent, la pomme, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, la fin du nudisme, l’enfantement dans la douleur, l’obligation du travail, et l’expulsion du jardin d’Eden.
Sous l’influence de Michel Onfray d’abord (à l’époque où il était encore fréquentable), notamment le deuxième cycle de sa Contre Histoire de la Philosophie, intitulé La résistance au christianisme, puis plus récemment de Thomas Römer, titulaire de la chaire de Milieux bibliques au Collège de France, j’ai pris mes distances avec le texte, délaissant la lettre pour ne garder que l’esprit.

Où je perds les Témoins de Jeovah…

Aussi permets-moi de te livrer, ami lecteur, sans plus d’ambages, et en toute modestie, ma lecture de cette scène primale et fondatrice à tant d’égards.

Or donc (c’est pour se mettre dans l’ambiance !), or donc, disais-je, la Bible rassemble des récits produits par des conteurs à la fois érudits, inspirés (pas forcément par Dieu, juste par une intuition assez clairvoyante) et habités par un projet civilisateur (peu importe qu’on l’approuve ou pas).
Ils tentent de répondre aux grandes questions de l’Humanité et, ce faisant, retracent de grandes étapes anthropologiques. Même si l’Humanité n’est pas toujours présente, comme dans la Genèse (tu sais, le fameux « Et la lumière fut. » Gn. 1, 3), il s’agit de répondre à la question « d’où venons-nous ? »
C’est donc bien anthropologique, puisqu’il s’agit pour des humains de raconter à des humains l’origine du monde, de proposer une cosmogonie.
À l’autre bout du spectre, le Nouveau Testament (l’histoire de Jésus) se propose de répondre à la question « où allons-nous ? ».
Je te le donne en mille : au jugement dernier, à la résurrection des morts et à la vie éternelle.

Tu suis ? Je te demande pas d’y croire (je suis pas curé), juste de suivre le raisonnement.

Pour en venir à l’histoire du soi-disant péché originel, à mon sens, cette séquence se penche sur la question « qui sommes-nous ? ».
Avant, on a des créatures hors sol, qui existent sur le même plan que Dieu, dans une ignorance naïve, bienheureuse. On peut voir là l’idée d’état de nature dans son plus simple appareil. La nudité a d’ailleurs une dimension symbolique : Adam et Eve sont nus parce qu’ils n’ont pas de vêtements, mais aussi parce qu’ils n’ont pas de pensée, pas d’histoire, pas d’horizon. Le langage n’a finalement pour eux qu’une fonction dénotative : « l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel, toute bête des champs. » Gn. 2, 20.
Après, ce sont (nous sommes) des humains conscients (« ben , si j’aurais su… »), réflexifs (« euh, mais je suis pas épilé.e… »), et sensibles (« j’ai beau être matinal, j’ai mal »).

Plutôt que de péché originel, cette scène parle de la venue au monde de l’Humanité, de l’émergence d’Homo Sapiens (même si bien sûr les auteurs ne le concevaient pas comme ça et n’avaient d’ailleurs aucun moyen d’envisager les choses sous cet angle).

Fort bien, me diras-tu, mais où va-t-on comme ça ?
On avance, figure-toi, car ta question est déjà une question de nomade !

On arrive à l’étape anthropologique suivante, et dans le texte, ça ne traîne pas, c’est bouclé en 8 versets (Gn. 4, 1-8). Je te résume : Adam et Eve ont 2 enfants : l’aîné, Caïn, « cultivait le sol », son cadet, Abel, « faisait paître les moutons ».
Si on raisonne à nouveau d’un point de vue anthropologique, Abel représente les peuples nomades de chasseurs-cueilleurs d’avant le néolithique, tandis que Caïn représente les éleveurs, sédentaires, parce qu’ils ont besoin d’enclos pour protéger et garder leurs bêtes.
On peut donc voir dans la cohabitation entre les deux frères le temps de sédentarisation progressive qui survient au début du néolithique. Je sais que je tords un peu le bras à la lettre du texte ; je note tout de même, qu’à la fin de l’épisode, il est précisé que Caïn « habita dans le pays de Nod ».

Petite digression (on n’est pas à ça près) : les Rendez-vous de l’Histoire de Blois ont programmé en octobre 2021 une table ronde passionnante intitulée « Néolithique : aube de l’Humanité, aube du travail ? » qui abordait ces questions et a nourri ma réflexion. Bien sûr, les intervenants s’appuyaient sur des éléments archéologiques et non sur des sources bibliques.

Pour en revenir aux deux frangins, ils font chacun une offrande à Dieu, produit de leur labeur : des « fruits de la terre » pour Abel, les « prémices de ses bêtes » (un agneau) pour Caïn. Dieu préfère l’offrande d’Abel, Caïn est jaloux et tue Abel.

L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Victor Hugo, La Conscience, La Légende des Siècles

La messe est dite, c’est le début de la propriété (on peut voir dans l’enclos des éleveurs une forme première de propriété privée), de la domination des sédentaires sur les nomades. J’irais même plus loin : anthropologiquement, c’est le moment où on commence à exploiter le sous-sol pour construire, à déboiser pour aménager le territoire, pour se chauffer et cuire aliments et outils (en poterie d’abord, puis en métal). L’Humanité laisse son empreinte géologique, c’est le début de l’anthropocène.

Bref, le meurtre fratricide d’Abel par Caïn, voilà le véritable péché originel !

Les nomades : les enfants d’Abel ?

De nos jours, il subsiste des nomades : un certain nombre de peuples premiers (dont ceux décrits par Descola) et, dans le monde occidental, les gens du voyage (l’expression pourrait être jolie si elle n’était pas teintée de méfiance, de mépris et de ségrégation à l’écart des villes et des bonnes gens), et les « trave » (prononcer « traveu », apocope de travellers), ces sympathiques farfelus, tatoués, piercés (quoiqu’aujourd’hui, hein, tout le monde est tatoué et piercé), souvent sous l’empire joyeux de substances euphorisantes, psychotropes, voire carrément hallucinogènes, hurluberlus qui voyagent de free-parties en éco-lieu, de Katmandou au Larzac, à bord de camions improbables, et qui font bisquer par leur simple présence la maréchaussée et les croquantes et les croquants.

La Bible ne dit pas si Abel a eu le temps de procréer avant de succomber à la jalousie de son frère. Mais j’aime à croire que ces nomades des temps modernes sont des descendants d’Abel.
Et par un curieux mélange de hasard et de volonté propre, je me retrouve à embrasser un mode de vie semi-nomade, et à assumer pleinement ma nature d’enfant d’Abel.

Du fait de la forte tension du métier, mon diplôme d’infirmier me permet de trouver du travail facilement à peu près n’importe où. Cela me permet de choisir des lieux de soin disons alternatifs, c’est-à-dire où l’on envisage le soin de façon réellement humaniste, éthique, holistique. (Je te renvoie à la rubrique ESI-tation où je développe, par le contre-exemple, ma philosophie du soin.)

C’est ainsi que j’ai passé quelques mois à la clinique de la Chesnaie, une des cliniques où l’on pratique encore un peu de psychothérapie institutionnelle. Je consacrerai bientôt un billet à cette approche des soins en psychiatrie.
Et je m’y suis rendu en vélo, avec tout mon barda pour 6 mois, et mon chat.

À vélo par monts et par vaux

160 km, 3 jours et demi à l’aller, 2 jours et demi au retour (j’avais de l’entraînement), avec mon chat dans son panier accroché au guidon, et une remorque d’environ 50 kg.
En fait, ça se fait très bien : comme aurait dit Lao Tseu (s’il avait fait du vélo), « le chemin de cent mille li commence par un coup de pédale ».

Très vite, on trouve un deuxième souffle, on oublie l’effort (sauf dans les côtes), un double mouvement s’amorce où la pensée, se déployant pour embrasser le paysage, libère un espace psychique où le paysage peut pénétrer. Dans cet état de conscience légèrement modifié, le temps n’a plus de consistance, ni vraiment d’importance.

(Il faut autoriser les cookies pour voir la carte…)

J’avais préparé, grâce à Géoportail (que ça c’est de l’argent public bien dépensé !), des étapes d’une quarantaine de kilomètres par jour, soit environ 3 h de vélo à 15 km/h. C’est très raisonnable ; tellement, en fait, que j’ai fait un petit peu plus (entre 5 et 10 km) chaque jour et que je suis arrivé à destination une demi-journée plus tôt que prévu.

Et le bonheur suprême, le soir venu, c’est de s’installer dans un bois, privé de préférence, dans une sorte de clandestinité : passer outre les pancartes « Propriété privée : défense d’entrer », contourner les barrières, allumer un feu discret – et interdit.
La joie de gruger les enfants de Caïn ; la revanche des enfants d’Abel.

20221118_165649-scaled
20221118_170410-scaled
20221118_182821-scaled
20221119_085012-scaled
20221119_090322-scaled
20221119_195124-scaled
20221119_124633-scaled

Hé oui, y’a des plaisirs qui coûtent vraiment pas cher !


1 – Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2015.

2 – Petit traité d’écologie sauvage (3 tomes), Steinkis, 2017-2020.

3 – La Société du spectacle, éditions Gallimard, collection Folio essais (nº644), Paris, 5 juillet 2018